La Belgique fait le choix des pays oubliés
Annuschka Vandewalle et David Verstockt (tous deux membres de l’ONG FOS) ont écrit une lettre ouverte au ministre de la Coopération au développement. Ils se demandent notamment pourquoi dans le cadre de la Coopération belge au développement, nous nous concentrons sur les pays les plus fragiles et sur les zones post-conflits. Voici ma réponse.
Chers Annuschka et David,
Merci pour votre lettre ouverte.
Vous l’avez compris : dans les années à venir, j’ai l’intention de changer le cap de la politique belge en matière de développement. Ma première préoccupation est d’obtenir de meilleurs résultats sur le terrain et un plus grand impact dans les pays capables d’utiliser au mieux notre aide. C’est salutaire pour la population des pays qui sont nos partenaires mais pas uniquement. Une plus grande efficacité de l’aide augmente aussi le soutien à la coopération au développement dans notre pays. Je suis convaincu que nous pouvons y arriver si nous faisons des choix précis.
Pauvres des pays à revenus intermédiaires
L’un de ces choix est de concentrer la Coopération belge au développement sur les pays fragiles et les zones post-conflits. C’est un choix que vous remettez en question. C’est votre droit. Vous me dites « Ne vous focalisez pas sur les États fragiles mais sur les personnes en situation précaire ». Cela semble louable.
Je comprends que vous réclamiez de l’attention pour la problématique des pays à revenus intermédiaires puisque FOS oriente surtout ses activités sur ces pays. Néanmoins, notre choix de concentrer la coopération gouvernementale sur les États fragiles et les zones post-conflits est nécessaire et basé sur une stratégie réfléchie.
Effectivement, les personnes les plus pauvres ne vivent pas dans les pays les plus pauvres. Andy Sumner a clairement mis en évidence il y a deux ans dans son article « Where do the Poor Live » que le principal groupe de personnes confrontées à la pauvreté ne vit pas dans les pays les plus fragiles, mais dans les pays à revenus intermédiaires.
Il s’agit souvent de pays à forte croissance démographique, présentant une économie dominée par l’agriculture et une faible productivité et où les droits de l’Homme sont limités. Un tiers des personnes vivant dans la pauvreté est d’ailleurs concentré dans un seul pays : l’Inde.
Fragiles et oubliés
Malheureusement, l’attention pour la pauvreté et les inégalités dans les pays à revenus intermédiaires a peu amélioré la situation des plus pauvres dans les pays les moins développés. Au contraire.
Je constate que ces dernières années, l’aide aux pays les moins développés n’augmente pas mais recule. C’est d’autant plus affligeant que l’on sait que ce sont précisément ces pays qui sont très dépendants de l’aide et ont peu accès à d’autres sources de financement externe pour leur développement. En revanche, ces dernières années, la part des pays à revenus intermédiaires dans l’aide publique au développement est en augmentation systématique. De plus, ces pays ont beaucoup plus de facilité à financer leur développement par d’autres moyens, comme des emprunts commerciaux, des investissements étrangers, les « rémittances », leurs propres ressources fiscales, etc.
Dans les pays fragiles, la situation évolue moins favorablement. C’est dans ces États que l’on enregistre, depuis leur création il y a plus d’une décennie, les progrès les moins notables dans le domaine des objectifs du millénaire pour le développement.
Les avancées y sont même à ce point limitées que selon le « Fragile States Report 2014 » de l’OCDE-CAD, la moitié de tous les pauvres vivront de nouveau dans les pays les moins développés d’ici 2018. L’Institut de Développement Outre-mer a aussi calculé que sur dix ans, les plus pauvres se concentreront à nouveau dans les pays les moins développés, une analyse confirmée par le Global Monitoring Report 2014/15 de la Banque mondiale. En l’absence d’efforts supplémentaires, d’ici 2030, quatre-vingt pour cent des personnes dans la plus grande pauvreté vivront en Afrique subsaharienne.
Une différence de revenu de 97 pour cent
Cela ne veut pas dire que le statut de pays à revenus intermédiaires fait soudain de vous un pays riche. Percevoir un revenu moyen de plus de 2 USD par jour ou 60 USD par mois ne propulse pas les gens de la pauvreté à la classe moyenne florissante mais l’on constate quand même des différences avec les pays les moins développés et fragiles sur lesquels j’entends miser. Comparons la situation, certes moyenne, d’un habitant de deux de nos pays partenaires (vous pouvez aisément réaliser vous-mêmes cette comparaison sur www.ifitweremyhome.com) : le Burundi et le Pérou.
Le coefficient de Gini indique que les inégalités entre riches et pauvres sont moins importantes au Burundi qu’au Pérou, mais le PIB par habitant est près de 30 fois plus élevé au Pérou qu’au Burundi. Cela se ressent aussi dans d’autres domaines.
Par rapport à un Péruvien, un Burundais encourt un risque 2,3 fois plus élevé de mourir à la naissance et quatre fois plus élevé d’être infecté par le virus du sida/HIV. Un Burundais doit vivre dans l’idée qu’il gagnera toute sa vie 97 pour cent en moins qu’un Péruvien, et que les pouvoirs publics burundais dépenseront 90 pour cent de moins pour sa santé que le gouvernement péruvien ne le fait pour ses sujets. Une femme de Bujumbura mourra 12,74 ans plus jeune qu’une femme de Lima.
Le seul point plus ou moins positif est que l’on consomme au Burundi 94, 32 pour cent de pétrole en moins et 98,69 pour cent d’électricité en moins qu’au Pérou. Mais est-ce vraiment un avantage ? C’est simplement la conséquence du nombre de voitures moins élevé, du faible tissu industriel et de l’absence de réseau électrique performant.
Tous ces chiffres sont des moyennes mais ils indiquent très bien que les défis en termes de développement sont d’une autre ampleur au Burundi qu’au Pérou. Sans oublier que la plupart des pays à revenus intermédiaires ont bel et bien les moyens de réaliser des progrès. En ce sens, ils sont autonomes.
S’ils consacraient 1 pour cent de leur RNB aux plus pauvres de leur pays, ils pourraient tous les mettre à l’abri de la pauvreté. Dès lors, je ne pense pas qu’un petit pays comme la Belgique doté de moyens limités doit assumer les responsabilités de ces pays capables de les prendre.
Chacun son rôle et sa plus-value
Par ailleurs, le fait que la coopération gouvernementale se concentre sur les États fragiles et les zones post-conflits ne veut pas dire que nous occultions la problématique des inégalités et de la pauvreté dans les pays à revenus intermédiaires. Au contraire.
La Coopération belge au développement doit avoir l’ambition de mobiliser pour chaque pays les meilleurs acteurs pour faire la différence sur le terrain. Dans les pays à revenus intermédiaires, les acteurs belges non gouvernementaux sont souvent mieux placés que la coopération gouvernementale pour agir sur les inégalités sociales et les droits de l’Homme. La société civile locale compte, y compris dans un scénario de sortie, sur l’implication constante et le travail des ONG belges.
Mon intention n’est pas de compliquer cela mais au contraire de faciliter ce travail. Cela suppose toutefois que les acteurs de la coopération non gouvernementale soient disposés à relever ces nouveaux défis et à s’inscrire dans une politique de développement basée sur la bonne gouvernance, élaborée selon des données probantes et où les apprentissages se traduisent par des progrès tangibles et mesurables sur le terrain.
En mettant l’accent sur les États fragiles et les zones post-conflits, notre pays ne fait pas le choix de la facilité. Ce n’est pas un choix négatif; nous n’ignorons pas la problématique des inégalités et de la pauvreté dans les pays à revenus intermédiaires.
C’est un choix positif en faveur des pays qui sont, de plus en plus, les oubliés. Nous voulons agir, avec notre coopération gouvernementale, sur les besoins les plus criants et là où les ressources disponibles sont très limitées. J’ose défendre ce choix. Pleinement.
Sincères salutations,
Alexander De Croo, vice-Premier ministre et ministre de la Coopération au développement